Domaine Naïma & David Didon
Il n’est jamais simple d’écrire un portrait de vigneron.
La difficulté est d’autant plus grande avec Naïma et David. Leur discrétion conjuguée à leur extrême humilité rend l’exercice périlleux. De ces personnes dont la richesse et la générosité sont tellement naturelles que l’on pourrait chercher longtemps – pour ne pas dire vainement – le point saillant, l’axe d’attaque, l’accroche. Point de fadeur, bien au contraire : un couple lumineux, ancré, qui ne cherche pas les projecteurs et avance, construit son histoire à son rythme.
Pour une fois nous connaissions les vins, absolument pas leurs auteurs. C’est donc un tantinet intimidés que nous nous faisions tous face, en cette douce soirée de mai, devant la maison familiale et à la porte du chai. Ni l’un ni l’autre ne semble aimer se mettre en avant. Par quoi commencer ? Comment se dire ? Rien de mieux dans ces situations que d’aller voir les vignes, l’une des meilleures astuces pour entrer dans le vif du sujet sans pression. Naturellement.
On part à pied, elles ne sont qu’à une centaine de mètres. Et l’on réalise très vite que ce que l’on a pu prendre au départ pour une forme de timidité semble être bien plus de la curiosité pour le visiteur, une capacité d’écoute et d’observation aguerrie, avant de se lancer, et de répondre à nos interrogations.
L’un comme l’autre a un « autre métier », c’est, finalement, un peu la seule chose que l’on sait d’eux en arrivant. Naïma est assistante administrative au sein de deux domaines bourguignons. De ces postes précieux mais cachés, non pas dans le chai mais dans le bureau, pour lesquels nombre de vignerons désespèrent de trouver la perle rare. Elle avoue aimer ce rôle de l’ombre, où l’on est à la fois effacé et essentiel, où l’on participe à la bonne marche d’un domaine… même si, derrière son calme apparent, elle admet ne pas aimer rester trop longtemps à la même place, avoir besoin de changer régulièrement. Une énergie et une curiosité en guise de moteur, une passion aussi pour l’humain derrière le vigneron. D’ailleurs, une fois un poste quitté la relation avec « l’employeur » se transforme bien souvent en sincère amitié.
Au cours de la soirée qui se poursuit, Naïma s’interroge : il n’est pas impossible qu’elle rompe avec cette cadence, elle a peut-être trouvé aujourd’hui une place où elle restera plus longtemps.
Il y a encore beaucoup de choses à réaliser, des perspectives, et puis ce projet personnel, avec David…
David est chef de viticulture d’un domaine familiale de la « grande Bourgogne ». La proximité avec la nature, ça a toujours été une évidence pour lui : une enfance lorraine, où le moindre temps libre est passé auprès d’un grand-père jardinier et braconneur, qui offre à son petit-fils des échappées à la Pagnol. Quand vient l’heure des choix, David s’oriente vers la protection de l’environnement, puis vers l’arboriculture. De stages en expériences, il fait des rencontres déterminantes qui le conduisent à se spécialiser et se former à l’école d’aérobiologie de Beaujeu. Il découvre alors la biodynamie et tout un univers qui lui était jusque-là complètement inconnu. C’est ensuite la rencontre avec ce producteur de Côtes-de-Toul qui possède 2 hectares de vigne (et qui est certifié Nature & Progrès à une époque où on ne parle pas du bio) qui parachève ce chemin vers le vin : c’est ce dernier qui lui enjoint d’aller plus loins dans sa formation, et d’aller à Beaune, au centre de formation viticole. David a 25 ans, il part pour l’une de ces capitales mondiales du vin…
Au même moment, Naïma fait aussi des rencontres qui feront date : poussée par une directrice très intuitive, elle suit dans le même centre à Beaune la formation administration et commercial. Pourtant pour elle il est encore inconcevable de se lancer dans le monde du vin, même côté bureau : elle est d’origine marocaine, de parents musulmans. Le vin n’est pas dans sa culture et elle ne peut concevoir de travailler autour d’un « produit » qu’elle ne comprend pas. Alors – et il est fascinant de l’entendre expliquer ça avec toute la douceur qui la caractérise – elle décide de prendre le taureau par les cornes : elle rentre au service d’un vigneron de la région en CDD pendant 8 mois. Et pas du côté des bureaux, uniquement aux vignes et au chai ! À ses côtés, elle découvre la plante, la vigne, les fruits qui en sont issus, et enfin, le jus de ce travail, le vin. Point de théologie ici, mais une curiosité, un besoin d’aborder les choses dans leur globalité afin de prendre ses décisions en conscience. Une expérience puissante, une rencontre qui l’est tout autant. Cet homme est « son père d’adoption », un lien très fort s’est forgé entre eux deux.
Aussi quand les chemins de Naïma et David se croisent dans ce centre de formation de Beaune, l’un comme l’autre vient de mettre un premier orteil dans cette grande famille de la dive bouteille.
Aujourd’hui, cela fait 17 ans que David est jardinier en chef d’un des plus beaux domaines de la Côte de Beaune. Embauché au départ pour y mener la conversion des vignes en bio et en biodynamie, il y est toujours, en tant que responsable viticole. Pour autant, il s’est au fil des années de plus en plus passionné pour « la suite », et la transformation des fruits qu’ils parvient à faire pousser en vin.
C’est délicieux de l’entendre raconter ses échanges avec le chef de cave, et puis ses propres expérimentations personnelles… Car il s’est toujours débrouillé pour acheter quelques raisins à droite et à gauche, à trouver un fût ou deux, et à vinifier chez lui quelques litres. Un vrai terrain de jeu, pour observer, ajuster, goûter.
Du vin de copains, du vin de garage, mais qui lui permet aujourd’hui d’éviter bien des erreurs de jeune premier…
Car au fond le désir est là depuis longtemps : avoir ses propres vignes et faire son vin, mettre en pratique ce qu’il fait pour d’autres, mais en allant jusqu’au bout de ses convictions, de ses croyances. Construire une structure viable et à taille humaine, pour mettre en oeuvre des alternatives pour produire sainement. Une « oasis en tous lieux », selon les préceptes de Pierre Rabhi.
Un projet limpide, qu’il n’a jamais voulu brusquer… jusqu’à cette provocation – certains appelleraient ça une opportunité – cette parcelle de vignes de Chassey-le-Camp qui pourrait être mise à la vente si quelqu’un manifestait son intérêt : un proprio pas très accroché, un locataire trop éloigné pour s’en occuper réellement…
C’était à la fin de l’hiver 2017. En septembre, Naïma et David vendangeaient leur première récolte.
David se raconte avec douceur et franchise. Nous rions, nous trainons chacun 3 kilos de gadoue sous chaque pied : David avait promis à Naïma que l’on irait juste voir les vignes de loin, il a bien trop plu les jours précédents pour s’amuser à en faire le tour.
On a fait le tour de la fameuse parcelle (aujourd’hui 1 seul hectare planté, un second à suivre dans les prochaines années), savouré la beauté du site, observé les bourgeons et la végétation entre les ceps. Naïma le taquine, le houspille, il est incorrigible. Il avait pourtant promis que vu la météo, vu l’heure déjà tardive, on ferait simple.
On a fait simple.
Ce tour de vignes, crottés ou non, était indispensable. Pour s’apprivoiser, pour comprendre aussi que ce coin-là de Bourgogne est un paradis caché. Des vallons abruptes, quelques parcelles de vignes très éparses, une végétation luxuriante, un village de vieilles pierres…
La discussion se poursuit autour de la dégustation des jus encore en cuve. On échange sans détour, ce que l’on avait ressenti quelques mois plus tôt en dégustant leur tout premier millésime, le 2017, se confirme : on est ici chez des vignerons qui recherchent l’émotion, la vibration que peut procurer un verre de vin. Avec une réelle vision, une telle simplicité dans la démarche que l’on pourrait parler de dénuement.
Alors, oui, il y a un travail très rigoureux sur l’usage extrêmement réduit du soufre, mais pas que. Des vendanges à la main, des fermentations sans ajouts de levures, avec ce que contient le raisin et rien d’autre.
Faire éclater le goût du fruit, l’éclat de cette vie que David s’acharne à cultiver dans leurs vignes. Un jeu d’équilibriste entre le respect du vivant et le souhait d’obtenir des raisins sains… et des vins gourmands.
Derrière cette apparente simplicité, une rigueur et une capacité de travail énorme. D’autant plus que l’achat des vignes allait de paire avec un déménagement et des travaux conséquents. Ils ne comptent plus les weekends sacrifiés pour avancer dans ce projet personnel pendant que la semaine était consacrée à leurs activités respectives. Pas de regret – aujourd’hui ils ont terminé les travaux et trouvé leur rythme – mais la conscience qu’il valait mieux être un peu naïf :
« Si on m’avait prévenue, je ne l’aurai pas fait ! »… sourit Naïma.
On poursuit l’histoire, on quitte le chai pour le salon, où ils ont l’audace de nous faire goûter une de leur expérience : leur mousseux à eux en méthode traditionnelle, 100 % aligoté. Une petite merveille de fraîcheur, croquant et salin. Les verres ne restent pas pleins longtemps. La soirée défile à toute allure. Une magnifique salade, une poêlé de légumes printaniers assorti d’un rôti de pintade aux pruneaux et puis ce moment – magique – où le vigneron part à la cave, et revient, en regardant sa femme…
« Celle-là j’avais prévu de la boire avec toi… es-tu d’accord pour la boire tous les 4 ? »
Nous n’avions pas besoin de ce vin jaune de Pierre Overnoy (millésime 2003) pour ponctuer cette rencontre. Mais quel bonheur de partager ce vin de passionnés ensemble. Chez certains il faut attendre que la nuit soit bien avancée pour décrocher enfin un récit, une complicité.
Avec David et Naïma, c’est plutôt la prise de conscience que, depuis les premières minutes, tout a été vrai, entier. Et que l’histoire ne fait que commencer.
Texte élaboré en collaboration avec Aurélie Soubiran